Archéologie de l’édition numérique

Archéologie de l’édition numérique

Interfaces graphiques

Porteur :
Gilles Rouffineau

 

Plan du texte :
I — Contexte
II — Recherche
III — Sources

 

Bibliographie :
Mannoni Laurent, Le grand art de la lumière et de l’ombre : archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994,

 

Perriault Jacques, Mémoires de l’ombre et du son : Une archéologie de l’audio-visuel, Paris, Flammarion, 1981

 

Huhtamo et Parikka,
« Introduction », in Media Archaeology : approches, applications, and implications, University of California Press, 2011.pp 1-21.

 

Hartog François, Croire en l’histoire, Flammarion, 2013.

 

 

Revue réel / virtuel – dossier archéologie des nouvelles technologies

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I — Contexte
Depuis deux ans, plusieurs rééditions de projets numériques actualisent des publications antérieures de plus de dix ans. Elles migrent tardivement sur de nouveaux supports.Comment interpréter ce phénomène ? Quelle peut être le sens de cette résurgence éditoriale hors ligne ? Prenons quelques exemples.

En avril 2011, l’application Small Fish 1, publiée initialement en 1999 sur CDrom par le ZKM de Karsruhe dans la collection digital arts, est disponible en ligne. Son programme informatique vient d’être adapté pour iOS par Jens Barth2. Le projet initial était issu de la collaboration entre Kiyoshi Furukawa et Masaki Fujihata artistes en résidence respectivement dans les Instituts du ZKM, Musique & Acoustique et Médias Visuels à cette époque. Ils s’étaient joints au développeur informatique Wolgang Münch pour réaliser ce titre permettant de jouer la musique de Fukukawa grâce à une quinzaine de visuels signés Fukihata, en temps réel sur écran. Le projet mis en ligne aujourd’hui sur l’appStore est parfaitement adapté pour l’écran tactile.
       En octobre 2011, donc la même année, Art Spiegelman publie Metamaus, un ouvrage-somme, une sorte de making off très riche de l’aventure qui commence en 1986 avec l’édition de Maus I et se poursuit avec Maus II en 1991. Aujourd’hui, l’ouvrage de 300 pages qui résulte d’une série d’entretiens comporte de nombreux documents inédits liés à cette aventure éditoriale et personnelle. Il contient également un DVDrom qui reprend intégralement et complète le CDrom publié en 1994 par l’éditeur américain pionnier de ce format éphémère, The Voyager Company. Cette dernière initiative revient à une jeune société d’édition numérique de Vancouver3.
       Fin novembre 2012, l’éditeur londonien HyphenPress met en ligne un document d’une trentaine de pages intitulé Typeform dialogues. Il contient une notice explicative extrêmement détaillée concernant l’utilisation d’une édition numérique sur CDrom consacrée à la typographie dont la publication annoncée en 1999 n’a finalement pas eu lieu4. Sans disposer du programme, on mesure à la lecture la richesse de ce long travail initié par Catherine Dixon et Eric Kindel dans le cadre d’un vaste projet de recherche typographique initié à l’école Central St Martins entre 1994 et 1998.

Apparemment ces trois exemples n’ont rien en commun : ni l’aire géographique d’origine qui concerne l’Allemagne, le Canada et l’Angleterre ; ni le type de contenu qui va du jeu musical à la typographie en passant par le roman graphique; non plus que les supports de portage : iPhone-iPad, DVD pour ordinateur et simple pdf illustré. Pourquoi les rapprocher ? Du fait de l’obsolescence constatée face aux systèmes ou du manque de moyens de production, ils appartiennent tous les trois au registre des vestiges numériques. Les efforts déployés pour en assurer la survie est touchante, elle dit le prix qu’on leur accorde au présent. J’ignore dans quelles conditions le projet de Small Fish a retrouvé vie, mais c’est un étudiant, témoin d’une conversation au Canada avec Art Spiegelman évoquant avec regret l’édition numérique de Voyager, qui décida de produire cette version entièrement reprogrammée avec sa toute nouvelle société de production. Quant à la notice de Typeface dialogues qui fait surface, il semblerait que la curiosité insistante de certains « amateurs » ait incité Eric Kindle, l’un des auteurs, à mettre aujourd’hui ce document à disposition du public, malgré l’absence du titre éponyme au format interactif à l’écran.
       Comme les nouveaux éditeurs passionnés qui s’impliquent dans ces projets de sauvegarde, en nous intéressant à l’origine et à la filiation de ces objets abandonnés des machines, nous participons d’une méthode connue sous le nom d’archéologie. Les deux premiers exemples en sont des restaurations réussies, la dernière est peut-être encore en sursis…

 

II — La recherche
Consacrée aux médias, la notion d’archéologie connait un certain succès dont atteste la bibliographie en annexe. En réalité, elle réunit parfois des auteurs aux méthodes assez différentes voire très éloignées, mais qui partagent un intérêt commun pour l’origine des objets techniques liés à l’information. Sa forme universitaire est présente en France (Perriault, 1981 ; Mannoni, 1994), elle rencontre un succès beaucoup plus marqué dans le champ germanophone (Kittler 1986, Zielinsky,1989 & 2002) et anglophone (Ceram, 1965), (Huhtamo, 1997 & 1999), (Elsaesser, 2004) (Manovich, 2001), (Parikka, 2011 & 2012)… Puisqu’il s’agit de filiation, Huhtamo et Parikka à qui nous devons cette liste articulée avec précision dans un article intitulé «  Une Archéologie de l’archéologie des médias5  », y ajoutent les théoriciens et philosophes précurseurs des études des médias: Benjamin, Mac Luhan, Malraux, Foucault…

Notre intention n’est pas d’ajouter à cette tradition une perspective nouvelle, mais plutôt d’emprunter ce champ de réflexion pour une étude des éditions numériques, leur mise à jour ou disparition, centrée en particulier sur les interfaces graphiques, leurs évolution. Le poids des contraintes techniques sur les choix visuels, et les inventions graphiques et ergonomiques qui en découlent. Une typologie des interfaces sera à établir. L’approche de l’archéologie de terrain, celle que commente Laurent Olivier dans un récent ouvrage6 est de nature à préciser cette archéologie que nous visons. Elle concerne un autre rapport au temps que celui de l’histoire. À partir d’une attention aux choses matérielles, à la matière qui dure « ce n’est pas tant le souvenir du passé révolu que l’archéologie fait ressurgir, qu’une mémoire mouvante du passé, dont la signification ne s’établit que par et dans l’actuel » précise Laurent Olivier. Comme le disent les trois reprises éditoriales contemporaines évoquées en introduction, le temps de l’archéologue rend indistinctes les époques, l’objet retrouvé est toujours présent. Il résiste à la chronologie, à la succession construite par l’histoire qui procède de l’enquête, recueille le témoignage, établit les causalités, repère des régularités, étudie les ruptures ou cherche les continuités sur une trame temporelle stable. Tandis que l’objet est obstiné, il est une mémoire. Cette opposition entre histoire et archéologie suppose d’accepter une tension entre un temps hétérogène mais continu et linéaire qui sépare le passé, le présent et le futur pour mieux les articuler en face d’une temporalité incertaine, faite de répétition, une mémoire stratifiée.

Mais cette tension entre histoire et archéologie par la conception du temps, n’adopte-t-elle pas une définition trop conventionnelle du temps historique ? S’il ne l’évoque pas en ces termes, et ne mobilise pas l’archéologie, c’est aussi par une montée en force de la mémoire, que François Hartog définit la faillite de cette conception moderne de l’histoire, futuriste, tournée vers le futur. Faut-il en inventer une autre ? Sans doute si l’on veut encore croire en l’histoire.

5- « Introduction », in Media Archaeology : approches, applications, and implications, University of California Press, 2011. pp 1-21.
6- Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008.

 

III — Sources
Du côté du web, il est difficile de travailler sur le passé, si l’on excepte
la Wayback Machine de l’Internet Archive7, qui propose surtout des captures d’écrans. L’édition off-line, par contre, autorise plus facilement une approche rétrospective. À partir des collections, la typologie des interfaces graphiques est possible. L’ÉSAD Grenoble Valence possède un ensemble significatif de supports numériques historiques, des lieux ressources pourraient également être contactés (L’École Nationale Supérieure des Arts Décoratif de Paris), des collections personnelles seront utiles pour enrichir le projet. Erkki Huhtamo, rencontré récemment, a montré un intérêt pour cette recherche. Il pourrait aussi retourner ses tiroirs pour nous faire profiter de certains titres devenus rares. Gilles Rouffineau, qui a bénéficié en 2012 d’une aide du CNAP, initie le travail d’une archéologie de l’édition, par des entretiens et réunit une collection intégrale des titres de The Voyager Company qu’il mettra a disposition.

7- www.archive.org